Le Parc Zoologique & Botanique de Mulhouse coordonne un total de neuf Programmes d’Élevage Européens (EEP) consacrés à la sauvegarde de plusieurs espèces menacées. Parmi elles figurent deux espèces particulièrement en danger dans la nature, le cercopithèque Roloway et le lémur aux yeux turquoise, comptant également très peu d’individus au sein des parcs zoologiques.
Nature et Zoo vous propose un dossier en deux articles sur ces espèces aux destins communs, grâce à une interview de Charlotte Desbois, biologiste des populations au Parc Zoologique & Botanique de Mulhouse et coordinatrice des programmes européens de reproductions du lémur aux yeux turquoise et du cercopithèque Roloway.
La gestion des programmes européens : un rôle central au Parc Zoologique & Botanique de Mulhouse
Le Parc Zoologique & Botanique de Mulhouse fait partie des institutions les plus engagées en Europe dans la conservation des primates menacés. L’établissement coordonne neuf Programmes d’Élevage Européens (EEP), sept concernent des primates, placés sous la responsabilité de l’Association Européenne des Zoos et Aquariums (EAZA). Parmi eux, le lémur aux yeux turquoise (Eulemur flavifrons), un primate endémique de Madagascar, classé « En danger critique d’extinction » (CR) sur la liste rouge de l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature), figurant parmi les 25 espèces de primates les plus menacées au monde, avec une population sauvage difficile à estimer. À Mulhouse, la biologiste des populations Charlotte Desbois assure la coordination de trois de ces programmes européens, dont celui du lémur aux yeux turquoise. « Je travaille à la fois pour le Parc Zoologique & Botanique de Mulhouse et pour le bureau exécutif de l’EAZA, explique-t-elle. Mulhouse Alsace Agglomération m’emploie pleinement et me met à disposition de la communauté EAZA. Mon rôle consiste à gérer au mieux les trois programmes dont j’ai la charge et à assister mes collègues pour les six autres, afin que nous proposions les recommandations les plus cohérentes possible sur le plan génétique et démographique. » Avec la gestion européenne du lémur aux yeux turquoise, la biologiste est aussi la coordinatrice des programmes de deux autres primates menacés de disparition : le cercopithèque Roloway (Cercopithecus roloway) et le lémur couronné (Eulemur coronatus). Pour le lémur aux yeux turquoise, l’objectif est d’assurer la viabilité à long terme de la population présente en captivité en maintenant leur diversité génétique, tout en soutenant les actions de conservation menées à Madagascar. La reproduction en captivité de cette espèce rare, dont les effectifs sont très faibles dans les parcs zoologiques européens comme dans la nature, constitue désormais un enjeu essentiel pour la survie de l’espèce.

La population européenne du lémur aux yeux turquoise dans une situation critique
Le lémur aux yeux turquoise (Eulemur flavifrons) compte actuellement seulement 19 individus en Europe (9 mâles et 10 femelles), répartis dans une poignée d’institutions. À cela s’ajoute une population américaine d’environ 28 individus, dont la majorité est hébergée au Duke Lemur Center, mais cette population n’est plus gérée dans le cadre d’un programme coordonné. « La situation est vraiment critique car nous n’avons pas eu de naissances depuis plusieurs années maintenant, regrette Charlotte Desbois. Sur ce programme nous avons eu comme principal problème il y a quelques années d’avoir beaucoup de femelles qui n’élevaient pas leurs petits. Beaucoup de ces petits ont été élevés à la main et maintenant, ce sont ces individus là qui sont prêts pour la reproduction. Mais forcément, c’est très compliqué. » Ces jeunes élevés par les humains présentent aujourd’hui un intérêt réduit pour leurs congénères, rendant la reproduction délicate voir inexistante. Avec peu de naissances, la pyramide des âges commence à montrer un déficit dans les classes jeunes, et bien que dix individus aient moins de dix ans, le vieillissement progressif de certains animaux augmente la pression sur le programme. Face à cette situation, le Programme d’Élevage Européen (EEP), en coordination avec l’EAZA, met en place des hubs d’élevage dans deux institutions européennes. « C’est un gros projet qui est mis en place dès cette année. Nous créons des hubs dans deux institutions, que sont le Parc Zoologique & Botanique de Mulhouse en France et Apenheul aux Pays-Bas, où nous allons regrouper des couples spécialement pour la reproduction. »

Le Parc Zoologique & Botanique de Mulhouse accueillera ainsi six individus, formant trois couples, et Apenheul, aux Pays-Bas, quatre individus en deux couples. « Les individus seront installés dans des zones non visibles du public. L’idée c’est d’essayer de faire des centres d’élevage en minimisant à tout prix le stress et la vue du public, ce qui est un point crucial pour des individus élevés à la main. » Les couples seront ainsi maintenus à proximité les uns des autres afin de favoriser la reproduction par stimulation sociale, tout en conservant la possibilité de réaliser rapidement des échanges entre mâles et femelles en fonction des besoins. Cette organisation répond à la reproduction très saisonnière de l’espèce, qui s’étend de mi-octobre à fin janvier, et doit être opérationnelle avant le début de cette période pour être efficace. « Nous travaillons actuellement sur les documents de transferts mais l’idée c’est que tous les individus soient transférés au plus tard fin septembre pour qu’ils soient tous en place et habitués avant le début de la saison de reproduction. Ce n’est pas la peine de les transférer en février, après il faut attendre la prochaine saison de reproduction. » Depuis notre interview, plusieurs individus ont été transférés de leurs parcs d’origine vers le Parc Zoologique & Botanique de Mulhouse et Apenheul afin de lancer officiellement ces nouveaux centres d’élevage.
Une coordination européenne et un effort collectif exceptionnel
L’opération implique la collaboration de toutes les institutions inscrites dans le programme de reproduction, notamment quatre d’entre elles : le Zoo de La Palmyre et la Réserve Zoologique de Calviac en France, le Zoo de Cologne en Allemagne et le Zoo d’Ostrava en République Tchèque. « C’est vraiment un gros effort collectif puisque quatre parcs envoient leurs couples et vont en effet arrêter de présenter l’espèce, témoigne Charlotte Desbois. La Réserve Zoologique et Calviac et le Zoo d’Ostrava ont chacun un vieil individu, un mâle et une femelle, mais ils vont les garder avec eux car ce sont des individus qui ne peuvent plus reproduire et nous ne souhaitons pas les embêter avec des transferts. Mais sinon, ces quatre parcs arrêtent avec la présentation de couples. » À terme, l’espèce sera hébergée dans seulement six parcs zoologiques européens à savoir deux en France, un au Pays-Bas, un en République Tchèque et deux autres établissements situés au Royaume-Uni. Ce transfert de responsabilités représente un effort collectif important, mobilisant des infrastructures adaptées et une gestion précise des individus. « Le Parc Zoologique & Botanique de Mulhouse et Apenheul étaient les seuls zoos en capacité d’accueillir les centres d’élevage, avec la place d’héberger au moins deux couples en coulisses. Ils font aussi partie des parcs qui ont bien reproduits l’espèce par le passé et qui ont eu des expériences d’élevage à la main. » Le suivi des animaux repose sur des données génétiques et comportementales détaillées, enregistrées dans le logiciel ZIMS, une base de données mondiale de gestion des animaux utilisée par les zoos et aquariums, complétées par des fichiers individuels tenus par l’EEP, permettant d’identifier les spécificités de chaque individu et de planifier les interventions adaptées. « Je regarde les données génétiques évidemment, l’âge des individus, s’ils ont été élevés à la main ou non, le type de comportement qu’ils ont avec leurs congénères, et puis je discute avec chaque institution pour noter les spécificités à retenir. Comme ce sont des espèces qui sont très menacées et qu’il y a peu de parcs, toutes les institutions qui participent sont très impliquées donc c’est un véritable travail collectif qui est très motivant. Il n’y a que 19 lémurs aux yeux turquoise dans l’EEP donc je les connais un peu tous. » Les Species Committees, des groupes d’experts reliés aux EEP, valident l’entrée de nouvelles institutions et contrôlent les conditions d’hébergement et les placements des individus. Des listes d’attente existent pour d’autres parcs souhaitant intégrer l’EEP, preuve de l’intérêt croissant pour la conservation d’espèces menacées.


Le défi de la reproduction et de l’élevage des jeunes
Au sein des parcs zoologiques, les lémurs aux yeux turquoise vivent actuellement en couples avec leurs jeunes, reproduisant partiellement la structure familiale naturelle. Dans la nature, ces primates peuvent former des groupes comprenant plusieurs mâles et plusieurs femelles, mais les enclos existants ne permettent pas encore ce type d’organisation. « C’est l’idée que nous voulons reproduire avec les hubs, qu’ils aient presque la possibilité de se choisir entre eux, poursuit Charlotte Desbois. Dans un premier temps, les couples ne bougent pas mais si nous voyons que des affinités se créent et qu’il ne s’agit pas des couples de base, nous pourrons faire rapidement des changements entre les individus. » Les femelles élevées à la main représentent un défi supplémentaire pour la réussite de la reproduction puisque certaines d’entre elles présentent des difficultés à élever leurs petits ou même à se reproduire. « Nous avons beaucoup travaillé avec un institut basé à Berlin en Allemagne, qui s’appelle l’IZW (Institut Leibniz pour la recherche sur la faune sauvage et de zoo) afin de contrôler la fertilité des individus du programme. Nous avons identifié quelques soucis sur certains individus sur lesquels nous avons mis en place des petits traitements hormonaux par exemple, mais pour les autres tout va bien généralement. Nous avons d’ailleurs détecté une gestation sur l’une des femelles l’année dernière mais elle n’est malheureusement pas arrivée à son terme. » La dernière naissance au Parc Zoologique & Botanique de Mulhouse a eu lieu en 2017 et il faut remonter à 2022 pour voir une naissance dans la population européenne, c’était à Apenheul aux Pays-Bas. « Pour l’instant c’est vraiment l’étape reproduction qui pose problème et il est très probable que par la suite, les femelles ne sachent pas élever leurs petits étant donné qu’elles ont elles-mêmes été élevées à la main. C’est pour ça qu’il y a encore beaucoup beaucoup d’étapes à passer. » À terme, le recours à l’élevage à la main par les humains pourrait être envisagé, ainsi que l’intervention d’une autre espèce pour assurer l’élevage des petits. « Il faut que nous trouvions une solution alternative à l’élevage à la main car cela va amener les mêmes problématiques par la suite, reconnaît la biologiste. Nous avons eu l’idée, qui n’est encore qu’une idée pour le moment, d’utiliser comme mère de substitution des femelles lémurs aux yeux turquoise trop âgée pour reproduire, qui ont déjà eu des jeunes dans le passé, ou des femelles d’une autre espèce. Et l’espèce la plus proche est le lémur noir (Eulemur macaco), mais nous n’en sommes pas encore là. »

La conservation in situ du lémur aux yeux turquoise
La survie du lémur aux yeux turquoise repose en grande partie sur les efforts des institutions européennes, mais elle ne se limite pas à ce continent. Quelques établissements malgaches abritent également cette espèce et aux États-Unis, une population captive d’environ 28 individus existe actuellement. La moitié des individus américains se trouve au Duke Lemur Center en Caroline du Nord, les autres étant répartis dans quelques parcs zoologiques à travers le pays. « En 2016, nous avons fait venir un couple depuis le Duke Lemur Center, raconte Charlotte Desbois. Malheureusement, ils ne se sont pas encore reproduits, mais nous aimerions en faire venir d’autres à l’avenir. C’est une volonté des américains également, notamment du Duke Lemur Center qui n’a plus assez de place pour continuer la reproduction. » L’objectif, à terme, serait de renforcer les échanges transatlantiques, notamment avec des individus ayant déjà reproduit, pour consolider la diversité génétique mondiale de l’espèce. Les responsables européens espèrent toutefois obtenir des naissances naturelles au sein des hubs avant de lancer de nouveaux transferts, le temps de vérifier la viabilité du nouveau dispositif et d’évaluer la capacité des femelles à élever leurs jeunes de manière autonome.

Dans la nature, à Madagascar, l’espèce vit principalement sur la péninsule de Sahamalaza, au nord-ouest du pays, une région où le lémur aux yeux turquoise partage son habitat avec d’autres lémuriens endémiques. Malheureusement, sa situation y est tout aussi critique : l’espèce est classée « En danger critique d’extinction » (CR) par l’UICN et ne subsistent que des populations très fragmentées et isolées les unes des autres. « Il n’y a pas de chiffres précis sur le nombre d’individus dans la nature. Les dernières données présentées lors du congrès de la Société Internationale de Primatologie, qui s’est tenu cet été à Madagascar, font état d’une légère augmentation de la population dans les zones protégées, mais dès lors qu’il n’y a pas de protection, les effectifs chutent et les connexions entre les différentes zones ne sont pas toujours faites. » Les corridors forestiers censés relier les différents noyaux de populations entre eux sont souvent interrompus, compromettant la dispersion naturelle des individus et donc leur reproduction. Les menaces principales viennent notamment de la déforestation massive et de la culture sur brûlis, qui continuent de détruire l’habitat forestier du pays et qui ne touchent pas seulement les lémurs aux yeux turquoise. « Il n’est pas exclus qu’il y ai du braconnage, mais il s’agit plutôt de la déforestation et de la destruction de l’habitat. » L’AEECL (Association Européenne pour l’Étude et la Conservation des Lémuriens), fondée en 1989 par la collaboration de plusieurs parcs zoologiques européens, dont le Parc Zoologique & Botanique de Mulhouse, agit directement sur le terrain en collaboration avec les communautés locales pour préserver et restaurer les forêts, surveiller les groupes sauvages et sensibiliser les habitants à la protection de la biodiversité. Le Programme Européen d’Élevage du lémur aux yeux turquoise illustre parfaitement la complémentarité entre la gestion en captivité d’une espèce et sa conservation dans le milieu naturel. Grâce à la coordination entre les institutions zoologiques, les chercheurs et les ONG, l’espèce conserve une chance de survivre, en captivité comme dans les forêts de Madagascar. Le rôle de l’AEECL est essentiel et le soutien des parcs zoologiques reste un levier majeur pour financer et accompagner la conservation du lémur aux yeux turquoise à Madagascar.




