© Les Aigles du Léman
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L’ambitieux projet de réintroduction du pygargue à queue blanche aux Aigles du Léman

Il aura fallu près de 15 ans à Jacques-Olivier Travers pour réaliser son rêve : réintroduire le pygargue à queue blanche dans le ciel de Haute-Savoie. Un rêve qu’il touche du bout du doigt cette année grâce à l’important programme de réintroduction mis en place dans son parc animalier, les Aigles du Léman, et qui vise le retour de plusieurs dizaines de pygargues à queue blanche sur une période de 10 ans.

Nous nous sommes longuement entretenus avec Jacques-Olivier Travers afin de découvrir en détails les rouages et les enjeux du retour dans le ciel français de l’un des plus grands rapaces d’Europe.

Le pygargue à queue blanche : un rapace extraordinaire

Avec une longueur de 70 à 100 cm et une envergure qui dépasse facilement les 2 mètres, le pygargue à queue blanche (Haliaeetus albicilla) est l’un des plus grands rapaces d’Europe. À l’âge adulte, le plumage est brun sur le corps, plus clair autour de la tête et du cou avec une queue entièrement blanche (c’est d’ailleurs la particularité physique qui lui a donné son nom). Bien que spécialisé dans la capture de poissons, qu’il pêche à l’aide de ses puissantes serres, le pygargue à queue blanche a un régime alimentaire qui varie en fonction des ressources mais surtout des saisons. « C’est une régime alimentaire particulier ; en été c’est 70 % de poissons et 30% d’oiseaux aquatiques, alors qu’en hiver c’est l’inverse, indique Jacques-Olivier Travers. C’est un oiseau qui a un vrai intérêt parce qu’on trouve dans son régime alimentaire des espèces qui aujourd’hui posent problème, il mange du cormoran, il mange du harle et il mange du héron cendré. » C’est un opportuniste qui ne refuse pas non plus quelques charognes et poissons morts.

À l’âge adulte, le pygargue à queue blanche adulte est majoritairement sédentaire. Les couples restent sur leur territoire toute l’année, ils recherchent des lieux où la disponibilité alimentaire est suffisamment importante et où la distance entre les zones de prospection alimentaire et l’aire de reproduction est courte. C’est un oiseau qui se reproduit pour la première fois vers l’âge de 5 ou 6 ans et dont les pontes donnent généralement entre 1 et 4 petits. « En principe, la moyenne habituelle c’est environ deux petits mais c’est très aléatoire. Cette année par exemple nous avons eu beaucoup de couples qui n’ont eu qu’un seul jeune. » La ponte a lieu de janvier à avril et les parents couvent à tour de rôle les œufs pour une durée allant de 35 à 40 jours. L’espérance de vie du pygargue à queue blanche est comprise entre 30 et 35 ans dans la nature et peut aller jusqu’à 50 ans en captivité.

L’histoire du pygargue en France

Le pygargue à queue blanche, de par son régime alimentaire, vit évidemment autour des milieux aquatiques, d’eau douce ou d’eau salée. Il occupe les côtes et falaises rocheuses maritimes, les lagunes, les marais ainsi que les grands plans d’eau riches en proies. Il a également besoin d’espaces boisés composés de grands arbres pour nidifier. Si historiquement, le pygargue à queue blanche pouvait se rencontrer sur la majorité du continent européen et asiatique, sa population s’est fortement amoindrie au cours du XIXe et du XXe siècle. « Nous savons que le pygargue à queue blanche peuplait autrefois tout le bassin méditerranéen jusqu’en Espagne, précise Jacques-Olivier Travers. Aujourd’hui, nous avons une population importante sur une ligne qui va globalement de la Norvège jusqu’à la Grèce, à l’est il y en a plein alors qu’à l’ouest il y en a peu voire plus. » En France, même si peu de texte l’atteste, l’espèce a vécu sur une large partie du territoire si bien qu’elle a donné son nom à une expression dans la langue française. « Lorsque l’on dit « pousser des cris d’orfraie », cela vient de cet oiseau ! » L’orfraie était le nom du pygargue à queue blanche au moyen âge et cette expression vient des cris très aigus que poussent l’oiseau notamment au moment de la reproduction. « Une expression populaire en France qui vient d’un animal, il n’y que le loup, l’ours et le pygargue, ce qui veut bien dire que l’espèce était vraiment très présente ! »

La dernière nidification en France remonte aux années 1950-1960 et a eu lieu en Corse. Toutefois, l’espèce fait son retour naturellement sur le territoire français depuis quelques années, d’abord comme oiseau de passage puisque certaines populations sont migratrices et hivernent parfois en France, puis ensuite avec le retour de couples nicheurs. Au début des années 2010, un couple est venu s’installer naturellement en Lorraine et élève successivement ses nichées depuis. Deux autres couples parviennent également à se reproduire, le premier en Brenne en 2018 puis le second en Champagne en 2019. « C’est une espèce qui a tendance à se développer en « Patchwork » ou en tâches de léopard, c’est-à-dire que certains couples, comme en France, sont très très loin du noyau principal et ont du mal à être plus nombreux, poursuit le directeur des Aigles du Léman. Ils sont là depuis 10 ans mais on ne voit pas de population qui augmente autour parce que les petits sont attirés vers le noyau dur qui se trouve plus à l’est et au nord de l’Europe. » Ce timide retour montre l’extrême fragilité de la population de pygargues à queue blanche et l’intérêt qu’apporte un programme de réintroduction visant à renforcer celle-ci pour l’aider à conquérir les territoires qui faisaient autrefois partie de son aire de répartition naturelle.

Un oiseau sujet à de multiples menaces

Son retour dans l’Hexagone, avec la reprise de la reproduction n’aurait pu avoir lieu sans les mesures de protections mises en place à partir des années 1970. « Nous avons un PNA, un Plan National d’Action, qui est commun entre le balbuzard pêcheur et le pygargue à queue blanche, explique Jacques-Olivier Travers. Un PNA c’est lorsque l’État décide, pour des espèces emblématiques, de mettre en place des actions de conservation, de protection de haut niveau, d’études avec des comités scientifiques, mais aussi des actions de renforcement de populations avec des cas de réintroductions comme nous le faisons. Il peut aussi y avoir des actions d’amélioration de populations existantes avec la pose de nichoirs artificiels, de placettes de nourrissages, des choses comme celles-ci, l’idée étant de faire progresser le retour de ces deux espèces en France. » Éradiquée par l’Homme dans une bonne partie de l’Europe et notamment en France, l’espèce subit encore de nos jours de nombreuses menaces de tous types. L’urbanisation des sols et les dérangements anthropiques font parties des menaces identifiées, mais aussi les empoisonnements accidentels ou volontaires, les percussions avec les réseaux électriques ou encore les intoxications aux métaux. « Il y a aussi eu un gros impact de la grippe aviaire mais c’est normal car ils mangent des oiseaux d’eau, principalement des canards, donc ils se sont retrouvés aux premières loges. »

Les éoliennes, de plus en plus présentes sur le sol français, représentent également l’une des plus grandes menaces pour le pygargue à queue blanche. « C’est une espèce qui se heurte à des risques que nous n’avions pas il y a encore une dizaine d’années, je pense notamment aux éoliennes, sur les pygargues c’est un vrai massacre. Nous commençons à avoir maintenant une vision un peu plus claire de ce problème. Les pygargues sont assez présents en Europe du Nord où il y a beaucoup d’éoliennes et où de nombreuses études permettent d’avoir maintenant un vrai recul pour cette espèce. » Les pygargues à queue blanche, comme d’autres oiseaux, foncent malheureusement sur les éoliennes et se blessent, entrainant parfois la mort. « Le problème de cette espèce c’est qu’elle ne voit pas le contraste, donc quand il fait un beau ciel bleu avec une belle éolienne blanche, ils n’ont aucun problème pour la voir, mais dès qu’il fait un ciel gris ou un jour blanc comme nous avons souvent en automne ou en hiver, ils ne voient plus du tout l’éolienne ». Plusieurs expériences sont testées afin de réduire cette menace évitable, en coloriant par exemple une pâle d’une autre couleur pour permettre aux oiseaux de pouvoir les repérer. Et pour assurer le suivi des oiseaux, la pose de balises GPS reste l’un des moyens les plus efficaces. « Nous allons mettre des balises sur les aigles que nous allons réintroduire, je gère aussi le programme de suivi des pygargues en France qui nous a permis d’en mettre sur le premier couple en Moselle cette année et l’année prochaine nous essaierons avec le couple dans la Brenne. Cela nous permettra de voir, par rapport aux implantations d’éoliennes, si elles représentent un vrai danger pour les populations françaises autant qu’elles le sont dans le Nord de l’Europe et de savoir qu’est-ce que nous pouvons y apporter comme solutions. Tout cela nous permet d’apprendre, c’est aussi l’intérêt de notre projet c’est qu’il a déclenché tout un programme scientifique justement pour améliorer les connaissances du pygargue en France, qui servira aussi pour d’autres oiseaux évidemment. » Aujourd’hui l’espèce est considérée comme en « Préoccupation mineure » (LC) au niveau mondial sur la liste rouge des espèces menacées de l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature). Depuis son retour en France et au regard de son faible effectif sur notre territoire, elle est classée « En danger critique d’extinction » (CR) sur cette même liste mais au niveau national.

Réintroduire l’espèce dans la nature, en France

Désireux de voir de nouveau planer l’espèce dans le ciel français, Jacques-Olivier Travers s’est lancé dans un défi hors du commun : réintroduire le pygargue à queue blanche dans le ciel du Lac Léman. « Je suis un fou de l’espèce, cela fait bientôt 15 ans que je parle de réintroduire des pygargues en France, j’ai commencé à monter une association pour parler de ça en 2007. On dit toujours qu’un projet de réintroduction c’est le projet d’une vie et je commence à y croire effectivement. De toute façon, je ne pense pas que l’on participe à un programme de réintroduction comme celui-là si on est pas passionné par l’espèce, c’est tellement lourd, tellement pénible et tellement long à monter… ». Mais sa ténacité a fini par payer puisqu’à partir de cette année, son projet de réintroduire l’espèce en France est lancé. « L’objectif principal pour nous c’est de faire revenir l’espèce sur une zone où elle était présente autrefois tout en contribuant à la recolonisation globale de l’Europe de l’Ouest. L’idée c’est d’essayer de créer des noyaux de populations suffisamment importants pour retenir les quelques couples qui ont eu des petits en France ou en Hollande. »

Cet ambitieux projet de réintroduction encore jamais réalisé devrait se dérouler sur une période d’au moins 10 ans, au cours de laquelle plusieurs dizaines d’oiseaux pourront être relâchés. « Nous avons une autorisation pour lâcher 85 oiseaux, c’est pas mal ! Nous le savons, nous ne sommes pas idiots, si nous parvenons à installer 2 ou 3 couples sur le Lac Léman, nous serons super contents, mais par contre nous avons l’espoir qu’ils s’installent dans un plus vaste rayon, il y a un territoire qui est super favorable dans un rayon de 100 km. » Ce vaste rayon de 100 km comprend, en plus du Lac Léman, le Lac de Neuchâtel en Suisse mais aussi les étangs de la Dombes au Nord de la ville de Lyon, toute une région ciblée comme prioritaire par le Plan National d’Action lors de sa mise en place en 2009. « C’est un oiseau qui vivait autrefois sur tous les grands lacs alpins, on le trouvait aussi bien sur les lacs italiens que sur les lacs allemands, suisses ou français, souligne Jacques-Olivier Travers. Ce qui nous a décidé, c’est lorsque nous avons découvert que le dernier couple en France continentale était mort près de Thonon-les-Bains, donc il y avait un vrai enjeu à le remettre là, ici. Et puis c’est plus facile de créer une dynamique locale avec les entreprises du coin, avec les collectivités, pour donner de l’énergie dans la réintroduction de cette espèce quand elle a été présente autrefois sur un lieu. »

Des oiseaux issus de parcs zoologiques

Une fois le feu vert accordé pour le lancement du projet, les équipes des Aigles du Léman ont débuté la construction de plusieurs volières d’élevage pour les couples reproducteurs. Dans un premier temps, cinq volières ont été aménagées l’année dernière dans une zone inaccessible aux visiteurs du parc. « Nous devrions en rajouter quatre l’année prochaine parce que, dans le cadre du programme, nous accueillons 9 couples. » Parmi ces 9 couples, certains sont déjà âgés et ne pourront pas se reproduire durant toute la durée du programme de réintroduction. Le parc héberge donc d’autres couples en formation qui seront amenés dans les prochaines années à remplacer les couples les plus âgés afin de poursuivre la reproduction pour le programme. « La difficulté vient du fait que c’est la première fois en Europe qu’un programme de réintroduction de pygargue à queue blanche est basé sur la reproduction en captivité, précise le directeur du parc animalier. Aujourd’hui dans les autres programmes et même dans ceux qui sont toujours en cours, c’est-à-dire en Espagne et au Royaume-Uni, ils prennent leurs jeunes dans la nature, ils les amènent ailleurs, ils les mettent dans une volière de pré-lâché et ils les lâchent à partir de cela. C’est la première fois pour cette espèce en Europe qu’on réintroduit des jeunes nés en captivité. Donc nous avons non seulement le fait de devoir les remettre dehors, ce qui est déjà en soit un challenge, mais nous avons surtout le problème de devoir les « produire », il faut que nous « produisions » nos jeunes et nous voulons absolument que tous nos jeunes soient nés en captivité. »

Il était donc hors de question de prélever des individus dans leur milieu naturel pour participer à ce grand programme de réintroduction. Les oiseaux adultes hébergés aux Aigles du Léman sont donc tous issus du milieu des parcs zoologiques et sont tous nés en captivité. « Nous avons créé un pôle grâce à une grande coopération avec les parcs zoologiques, beaucoup de zoos à titre individuels nous ont fourni des oiseaux et notamment en France, explique Jacques-Olivier Travers. Nous pouvons les citer, il y a eu les Terres de Nataé qui nous ont donné leurs derniers oiseaux, le Puy du Fou, la Volerie des Aigles, le Zoo d’Amnéville mais aussi le PAL. Après il y a d’autres parcs qui eux nous ont soutenus financièrement en finançant des balises pour suivre les oiseaux comme le Parc animalier de Sainte-Croix ou encore la Volerie du Forez, et puis il y en a de plus en plus qui nous propose gentiment leur aide donc nous sommes plutôt contents. »

Une nouvelle technique de réintroduction

Le programme lancé par Jacques-Olivier Travers et son équipe marque également les débuts d’une toute nouvelle technique de réintroduction appelée le taquet parental. Un procédé inédit avec lequel tout reste à apprendre. « Ce qu’il faut comprendre c’est que cette année, nous sommes sur une phase qui est purement expérimentale, la technique de réintroduction n’a jamais été utilisée, c’est ce que nous nous appelons le taquet parental ou la réintroduction parentale, c’est-à-dire faire élever, sur le site même de la réintroduction, les jeunes par leurs parents à travers un système de double nid. » Lors de la conception des volières, il fallait donc prendre en compte ce système de double-nid qui permettra un élevage des jeunes en deux phases. « Jusqu’à l’âge de deux mois, les petits sont élevés par les parents, ensuite nous les plaçons dans un nid extérieur mais avec des barreaux pour que les parents puissent continuer à communiquer avec eux et à les nourrir. Les petits peuvent continuer à venir dormir avec eux tout en étant à l’extérieur de la volière. Nous, on nourrit les parents puis c’est eux qui nourrissent les petits. Nous essayons d’avoir une alimentation qui ressemble le plus possible à ce qu’ils vont trouver dans la nature, des pêcheurs nous amènent du poisson frais du Lac tous les trois jours, on rajoute du lapin, du canard, etc… »

Cette technique permet aux jeunes oiseaux de prendre leur envol librement tout en gardant contact avec leurs parents, un moyen progressif d’être réintroduit dans la nature. Les adultes reproducteurs resteront en captivité dans les grandes volières d’élevage et pourront ainsi élever leurs petits chaque année de la même façon. Pour expliquer le choix de cette méthode inédite, Jacques-Olivier Travers aborde le phénomène de la philopatrie. « C’est une espèce que l’on dit philopatrique, c’est un peu compliqué comme nom mais en gros, comme beaucoup d’autres grands rapaces, le jeune pygargue va partir pendant plusieurs années, il va naviguer mais il va revenir nicher là où il est né. Donc, plus il passe de temps sur l’endroit où il est né et plus nous avons de chance qu’il revienne nicher à cet endroit là. Nous, ce qui nous importait c’était de faire rester le plus longtemps possible les petits sur le site par l’élevage avec les parents pour qu’ils puissent revenir autant qu’ils le veulent avec leurs parents et alors espérer augmenter la mémoire philopatrique. » Les jeunes oiseaux devront un jour ou l’autre se débrouiller pour trouver leur nourriture et ne pourront pas compter indéfiniment sur leurs parents, mais pour Jacques-Olivier Travers, ce n’est pas un problème. « Les américains ont réussi à bien démontrer ce qu’ils appellent « Four Week Window », c’est une fenêtre qui va de quatre semaines à quarante jours après les premiers vols où l’instinct est tellement fort que les jeunes oiseaux vont apprendre seuls à voler et à chasser, sous réserve qu’ils soient dans de bonnes conditions de vie et qu’ils bénéficient de nourriture facile. Pouvoir revenir facilement se nourrir auprès de leurs parents va grandement faciliter leur apprentissage. »

Des premières conclusions encourageantes

Tout le projet de réintroduction mis en place aux Aigles du Léman reposait donc sur ce principe de taquet parental, et les inquiétudes ont laissé peu à peu place à l’espoir d’une mission réussie. « Nous notre première question c’était de savoir si ce concept là allait marcher, c’est vraiment un essai qui n’a jamais été essayé nul part ailleurs dans le monde sur aucune espèce. C’était une vraie inquiétude de notre part mais ça marche super bien, se réjouit Jacques-Olivier Travers. Comme je l’ai dit, nous sommes en phase expérimentale, nous avons découvert des choses qui vont nous faire évoluer dans notre manière de travailler, mais le résultat de la première année est vraiment excellent. » Pour permettre aux pygargues de s’épanouir pleinement dans leur retour à la vie sauvage, il fallait également qu’ils s’habituent à la présence des humains, devenue beaucoup plus importante ces dernières années aux alentours du site de relâcher. Le projet consiste également à travailler sur la réduction de la distance de fuite des oiseaux, c’est-à-dire réduire au maximum la distance entre l’humain et l’oiseau avant que ce dernier ne s’envole. « L’espèce a été tuée, massacrée par l’Homme, et par cette mauvaise sélection ne sont restés que les individus les plus craintifs, les plus sauvages. Ceux qui n’étaient pas craintifs continuaient d’aller vers l’Homme et prenaient des coups de fusils. Aujourd’hui nous constatons des distances de fuite très importantes sur cette espèce quand elle a été au contact de l’Homme, dès qu’une personne s’approche à moins de 400 ou 500 mètres, l’oiseau se sauve. » Si autrefois le secteur du Lac Léman comptait peu d’habitant, il est aujourd’hui beaucoup plus peuplé. « Il y a 130 ans, quand le pygargue a disparu, cela ne posait pas de problèmes, au bord du Lac il y avait des marais, personne n’y allait, mais aujourd’hui c’est l’inverse. Si nous voulons que cette espèce revienne, il faut absolument que nous arrivions à descendre sa distance de fuite. » Pour réussir cette nouvelle prouesse, rien de plus simple : élever les oiseaux dans des installations qui les mettent un minimum au contact de l’Homme. « Il fallait que j’arrive à les élever de façon à ce qu’ils voient les humains, à environ 50 mètres, que l’humain soit devenu un élément de leur vie, mais qu’ils en gardent la peur parce que chaque fois que nous approchons, les parents crient, alertent et manifestent. De cette façon, nous avons réduit la distance de sécurité, et cela a super bien marché. Nous avons fait l’essai lors du premier relâcher, nous nous sommes aperçu que jusqu’à 50 mètres de distance, le jeune nous laisse approcher, par contre dès que nous rentrons en dessous des 50 mètres, il s’en va. »

Cette année, les quatre premiers oiseaux qui doivent être relâchés permettront de tester l’ensemble des éléments du programme comme la technique du taquet parental, la pose de balises sur les jeunes mais aussi le système de vidéo-surveillance. Initialement, les quatre jeunes devaient s’envoler progressivement, à leur rythme, mais un petit contre-temps dans le planning est venu modifier les plans. « Le point que nous n’avons pas assez pris en compte cette année c’est la présence des milans noirs. Cela peut paraitre bizarre mais nous avons l’une des plus grosses densités d’Europe occidentale sur le Lac Léman. Ce sont des oiseaux qui sont extrêmement territoriaux, qui sortent du nid exactement au même moment que les pygargues et qui s’envolent en même temps. On s’est aperçu, quand nous avons laissé partir le premier, que tant qu’il restait dans un petit rayon autour du parc, où les milans ont l’habitude de voir nos oiseaux voler, il ne se faisait pas attaquer. Par contre, dès qu’il sort un peu du parc, là il se fait matraquer par les milans. » Bien plus petit et plus léger que le pygargue à queue blanche, le milan noir pèse moins d’un kilo pour une taille d’environ 60 cm et une envergure pouvant atteindre les 150 cm. Ce qui n’empêche pas les milans adultes de s’attaquer aux jeunes pygargues pour défendre leur territoire. « Cela n’a rien à voir avec la taille, nos pygargues n’ont pas encore de territoire, ils ne savent pas super bien voler alors que les milans sont chez eux, ils volent super bien et ils ont des petits à défendre. » Un contexte qui pousse Jacques-Olivier Travers à revoir ses plans pour le relâcher des jeunes de cette année mais aussi pour les suivantes. « Nous voulions en relâcher quatre pour faire nos tests, mais le bilan que nous faisons pour cette première année c’est que nous allons relâcher les quatre ensemble, au moment où les milans vont repartir, pour qu’ils arrivent dans la nature avec le maximum de chances, sans être harcelés toute la journée par des milans qui veulent leur taper sur la tête. Et c’est ce qui va nous conduire l’année prochaine, à améliorer encore nos installations et à faire une autre volière. Dans celle-ci, quand les jeunes seront dans le nid extérieur, ils ne seront pas directement dehors, ils seront dans une immense volière où ils pourront apprendre tranquillement à voler entre eux, tout en continuant à revenir voir leurs parents pour garder ce lien qui est super important et cette mémoire philopatrique. A partir du moment où les milans partiront, nous relâcherons tous nos jeunes ensemble pour créer cet effet de groupe. C’est la leçon de cette année. »

Un programme pédagogique pour entourer la réintroduction

Pour assister le projet de réintroduction des pygargues à queue blanche, un important programme pédagogique a été mis en place dans le parc animalier des Aigles du Léman mais aussi dans toute la région alentour. Les visiteurs du parc ne peuvent pas accéder aux volières de reproduction mais pourront tout de même découvrir l’espèce sous différents angles au cours de leur visite et apprendre à la connaître en détails. « Nous avons créé la maison des pygargues qui est un immense espace avec des projections de films, des expositions photos, il y a des salles pédagogiques que les gens peuvent venir visiter pendant que le parc est ouvert, il y a aussi des visites guidées, nous présentons également un couple de pygargues sur le parc qui là, est accessible au public pour leur montrer l’oiseau. Nous avons vraiment tout un programme pédagogique qui est en place. » Le parc propose également un système de parrainage pour les personnes désireuses de suivre l’avancée du retour à la nature des jeunes rapaces. « Nous avons mis des caméras dans les nids pour surveiller les oiseaux et voir ce qu’il s’y passe et nous proposons aux gens, avec un petit abonnement de 50€ par an, d’accéder aux images du nid qu’ils auront choisi, depuis chez eux avec un petit code qu’on leur envoie, et ils peuvent voir le petit depuis sa naissance, ils ont des cartes, ils voient où le jeune se déplace et ils peuvent le suivre toutes les semaines, savoir combien de kilomètres il a parcouru, où il est allé tout ça… Nous avons vraiment essayé de faire un produit hyper pédagogique conçu pour tout le monde et ça marche très bien, on a déjà plus de 1000 personnes qui ont pris leur abonnement, ca cartonne ! Nous à la fois ça nous aide pour notre financement et puis ca permet aux gens et aux écoles de suivre, d’apprendre et de sensibiliser sur le pygargue. Je pense que quand on a vu un petit aiglon naître, de le voir un jour dans la nature ça fonctionne super bien. »

Le rôle des parcs zoologiques dans la préservation des espèces menacées

Les différents établissements zoologiques du pays mais aussi ceux à travers l’Europe qui ont participé à ce programme ont montré tout l’intérêt d’une coopération entre eux pour parvenir à réintroduire une espèce. « Nous avons d’autres parcs en Allemagne, en Hollande, en Russie qui nous ont envoyé des oiseaux, chacun a trouvé le projet intéressant et au final aujourd’hui, nous avons 26 oiseaux sur le parc, ça montre quand même que les zoos ont grandement joué leur rôle. » De plus en plus d’espèces animales sont réintroduites à partir d’individus nés en captivité et cela sera assurément de plus en plus le cas dans les années à venir. « Je pense qu’aujourd’hui nous avons eu la chance d’ouvrir une porte, confie Jacques-Olivier Travers. C’est la première fois qu’un parc zoologique est autorisé en France à gérer un programme de réintroduction, alors on le gère avec d’autres associations naturalistes, mais nous sommes ce que l’on appelle les porteurs du projet. Et moi je pense que nous, les zoos, sommes parfaitement calibrés pour faire cela, nous avons l’habitude de faire de l’élevage, l’habitude de gérer des équipes aussi parce qu’un programme de réintroduction c’est de la gestion d’équipe, nous avons les compétences scientifiques autour de nous et puis nous avons une habitude de communication, de monter des projets financiers qui permettent que cela se fasse. »

Jacques-Olivier Travers reste convaincu que l’avenir de la protection et de la réintroduction d’espèces menacées passe également par une harmonie entre les différents acteurs. « Moi je suis persuadé que l’avenir est dans une bonne entente, intelligente, entre les associations naturalistes et les parcs zoologiques, parce qu’eux aussi ont des compétences que nous n’avons pas, et si nous arrivons à nous associer intelligemment comme nous l’avons fait pour le pygargue en travaillant main dans la main avec la LPO par exemple (Ligue pour la Protection des Oiseaux, en charge du Plan National d’Action du pygargue à queue blanche), si nous savons discuter ensemble pour monter des projets ensemble, je pense que c’est l’avenir. » La perception du grand public envers les parcs zoologiques évolue au fil du temps, sur de nombreux points, mais un programme de réintroduction comme celui-ci permet de mettre au jour les multiples missions des parcs zoologiques modernes. « On nous critique souvent, que nous ne faisons que de l’argent avec nos animaux, mais quand nous prenons notre argent pour les remettre dehors, c’est bien que cela se sache. Les zoos ce ne sont pas que des gens qui font de l’argent avec les animaux, nous avons tous besoin d’argent, nous n’aurions pas pu financer le programme si nous n’avions pas gagné de l’argent puisque clairement, le programme est entièrement financé avec des fonds privés, c’est la première fois que ça se fait comme ça en France. Mais c’est bien de le dire aussi quand les zoos font des choses qui sont utiles à tout le monde, parce que là c’est utile à tout le monde, c’est bien d’en parler. Et le fait de voir des oiseaux qui sont nés en captivité retourner dans la nature donne du sens à ce que nous faisons, cela justifie que nous ayons des animaux en captivité, et moi je pense vraiment que c’est l’avenir. »

Du rêve à la réalité

Après de multiples péripéties et une quinzaine d’années d’acharnement, le rêve de Jacques-Olivier Travers prend vie en juin 2022, lorsque le premier jeune du programme prend son envol pour la nature. « Je trouverai ça formidable dans quelques années quand tout aura marché, pour l’instant c’est encore bien du souci. Tout est nouveau dans notre programme de réintroduction, nous élevons sur place, il y a la méthode du double nid, la réduction de la distance de fuite, donc il y a forcément des choses que nous ferons justes et des choses que nous ferons fausses. Le but c’est de s’adapter, de trouver ce qu’il y a de mieux. Mais en tous les cas, nous sommes super contents de la première saison, nous attendons maintenant début Août pour relâcher les quatre premiers ensemble et puis voir un peu mieux ce qu’il se passe avec le retour dans la nature, mais je suis assez confiant. Nous allons apprendre tellement de choses en peu de temps sur les pygargues, c’est incroyable ! »

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